JEAN-HONORÉ FRAGONARD

1732-1806

Les trois grâces

Sanguine, pierre noire et craie blanche sur papier brun

13,9 x 23,7 cm.

PROVENANCE :

Henri Lacroix ; Hôtel Drouot, Paris, 18-23 mars 1901, lot 162 (comme P.-A. Baudouin).

Louis Deglatigny, Rouen (selon le catalogue de la vente de 2019).

Vente anonyme, Versailles, 25 novembre 1962, lot 1 (comme P.-A. Baudouin).

Jean-Claude Delauney ; Hôtel Drouot, Paris, 25 octobre 2019, lot 809 (comme attribué à P.-A. Baudouin).

 

 

Ce dessin a été utilisé par Fragonard pour deux tableaux représentant les Trois grâces. Le premier a été vendu, en 1770, par le peintre Drouais, en compagnie de trois autres dessus de portes, à la comtesse du Barry pour son château de Louveciennes. Mesurant 89 x 134 cm., il fait aujourd’hui partie des collections du Louvre mais est déposé au musée de Grasse. Le second, mesurant 63 x 140 cm. et généralement daté vers 1770-72, était récemment sur le marché de l’art londonien. D’importantes différences, tant stylistiques que formelles, s’observent entre les deux toiles. Celle de Grasse montre encore une large influence de Boucher, tandis que la seconde, avec un clair-obscur plus marqué, annonce déjà le style plus tardif de l’artiste. Si la composition générale est la même, les positions des têtes sont modifiées et les draperies sont différentes.

 

Le présent dessin se rapproche plus du second tableau, les seules différences notables étant la position de la tête de la figure de droite et celles des jambes de la grâce de gauche. D’autre part, la composition du tableau est plus resserrée mais il n’est pas à exclure que la toile ait été coupée sur le haut.

 

Si les dessins de Fragonard à la sanguine ou à la pierre noire sont légions, ceux combinant, à la manière de Watteau ou de Boucher, les trois crayons sont fort rares. Jusqu’ici, deux seulement étaient connus, Le premier baiser du musée Boymans van Beuningen à Rotterdam et Vénus sur un char, aujourd’hui conservé au Smith College Museum of Art à Northampton, Mass.. De manière intéressante, ce dernier, qui mesure 16,8 x 23,1 cm., peut également être connecté à un des dessus de portes livrés en 1770 à Madame du Barry. Il existe deux autres versions plus tardives de cette composition, dont une est stylistiquement fort proche du tableau des Trois grâces récemment sur le marché de l’art anglais. Il est d’ailleurs probable que ces deux toiles aient à l’origine été créées en pendants ou comme faisant partie d’une deuxième série basée sur celle livrée à Louveciennes. 

 

Le dessin de Northampton, également sur papier brun (les deux papiers étaient-ils bleus à l’origine ?) a un peu souffert, ce qui explique, peut-être, en partie, que les contours y apparaissent moins définis et moins forts que sur la présente feuille. Le dessin américain est généralement daté vers 1750-53, soit extrêmement tôt dans la carrière de Fragonard, avant même qu’il ne parte pour l’Italie. Si cette date était avérée, cela signifierait que Fragonard a imaginé les compositions des dessus de portes de Louveciennes et des versions ultérieures (pourtant plus proches des deux dessins aujourd’hui conservés) au moins quinze ans avant leur exécution. Il est aujourd’hui tentant de considérer que les deux dessins ont été réalisés alors que Fragonard travaillait sur la série de Louveciennes, voire même lorsqu’il réalisa sa deuxième série. Cette datation autour de 1770 semble confirmée par la parenté stylistique du présent dessin avec une série de grandes sanguines représentant des danseuses provenant de la collection Pierre-Adrien Pâris et aujourd’hui conservées au Musée des Beaux-Arts de Besançon. Elles sont généralement considérées comme préparatoires au décor de l’Hôtel de la Chaussée d’Antin commandé à Fragonard vers 1770 par Mademoiselle Guimard. Tout comme le présent dessin, les Danseuses de Besançon sont tracées à la sanguine d’un contour puissant puis retravaillées à l’estompe tandis que les visages sont rapidement esquissés et que l’artiste s’attarde plus sur les chevelures bouclées des jeunes femmes. Par l’usage très libre de la craie blanche et d’une pierre noire très grasse, ce dessin évoque aussi l’art du pastel et tout particulièrement la ravissante Tête de jeune fille à la pierre noire, rehauts de craie blanche et de pastel bleu et rose sur papier à l’origine bleu, aujourd’hui à Besançon

 

La technique si inhabituelle du présent dessin explique sans doute pourquoi il perdit longtemps le nom de son auteur. Il fut, en effet, de sa réapparition à la vente de la collection Henri Lacroix en 1902 à celle, bien plus récente, de la collection Delauney, attribué à Pierre-Antoine Baudouin (1723-1769), un suiveur tardif de Boucher qui produisit surtout des gouaches, souvent au sujet léger. Cette feuille, dans un état de conservation remarquable, démontre une nouvelle fois toute l’invention et la verve de Fragonard mais également sa versatilité technique et stylistique qui s’adapte parfaitement à la fonction que l’artiste affecte à son dessin.

JEAN-HONORÉ FRAGONARD - Benjamin Peronnet | Fine Art