Jean BARBAULT
(1718- 1762)
L’Hommage de la chinea au pape Benoît XIV par le connétable Fabrizio Colonna dans la Sala Regia du Vatican en 1748
Pierre noire, pinceau et deux teintes de lavis gris, filigrane fleur de lys dans un double cercle
24,9 x 29,5 cm.
Prépare une eau-forte jusqu’ici considérée comme anonyme, en réalité signée à gauche au centre sur le chambranle de la porte “J. Barbault inv. et sculps. /1748″ (voir M. Gori Sassoli, “La cerimonia della Chinea, Dal teatro delle corti al popolo festeggiante”, dans M. Faggiolo, La Festa a Roma dal Rinascimento al 1870, Milan, 1997, I, p. 44, fig. 3 comme anonyme). La facture du dessin comparée aux trois autres feuilles à la plume connues (D. Jacquot, cat. exp. Jean Barbault (1718-1762). Le théâtre de la vie italienne, Strasbourg, musée des beaux-arts, 2010, p. 147-151) et ses variantes avec la gravure confirment l’attribution à Barbault. Chronologiquement, il s’agit ainsi du premier exemple de la main de cet artiste qui évolua dans les marges de la carrière académique en s’établissant à Rome.
La scène se déroule dans la Sala Regia au palais du Vatican et représente la remise de la chinea au pape Benoît XIV par Fabrizio Colonna (1700-1755), grand connétable du royaume de Naples et à ce titre ambassadeur extraordinaire du roi des Deux-Siciles. Au centre de la composition figure la haquenée, une jument blanche symbolisant la loyauté dont le nom italien sert à nommer familièrement la cérémonie. Elle porte les armes du pape Benoît XIV Lambertini sur un dais de velours cramoisi tissé d’argent et une coupe remplie de 6 000 ducats d’or, tribut annuel du royaume de Naples au souverain pontife. Le connétable Colonna s’est agenouillé devant Benoît XIV assis sur le trône pontifical et entouré du Sacré Collège, et lui présente la haquenée chargée du tribut. Accompagné de son cortège, il vient de gravir la Scala Regia pour entrer par la porte figurant à gauche du dessin, sur le chambranle de laquelle est signée la gravure. La seconde porte, au fond à gauche, donne accès à la Chapelle Sixtine. La scène est donc dessinée depuis l’angle sud-ouest de la Sala Regia, vers les baies septentrionales. De part et d’autre de la porte sur laquelle débouche la Scala Regia, Barbault a esquissé la partie droite de La Bataille de Lépante et Les Préparatifs de la bataille de Lépante peints par Giorgio Vasari en 1572-1573.
Il est peu probable que Barbault ait eu le privilège d’assister en personne à la cérémonie, réservée aux plus hauts dignitaires de la cour pontificale. En revanche, il l’a sans doute recomposée en admirant le cortège du connétable Colonna à travers les rues de Rome, sujet d’une autre eau-forte non signée mais dont l’attribution à Barbault ne fait aucun doute par comparaison avec la seconde. (H. 259; L. 502 mm au coup de planche. Un exemplaire à Londres, The British Museum, inv. 1871,1209.4638. Voir Gori Sassoli, op. cit., repr. p. 45, fig. 4). Elle illustre, dans une topographie recomposée, la somptueuse procession s’avançant depuis le palais Farnèse sur la gauche, traversant le Tibre sur le Ponte Sant’Angelo, passant devant le château Saint-Ange et pénétrant dans le palais du Vatican par la colonnade du Bernin, tel que le décrivit le Diario ordinario imprimé par Chracas (Diario ordinario, n° 4830, 6 juillet 1748, p. 5-6).
Les pensionnaires de l’Académie de France à Rome furent souvent associés aux festivités entourant la remise de la Chinea depuis sa reprise en 1738 par la couronne espagnole. Chaque année sans interruption jusqu’en 1748, l’un d’eux fut chargé de donner le dessin d’au moins une des deux « macchine » qui ornaient la place Farnèse devant l’ambassade d’Espagne. De 1738 à 1740, ce fut Pierre Ignace Parrocel, puis François Hutin de 1741 à 1743, enfin Louis-Joseph le Lorrain de 1744 à 1748. Leurs créations éphémères sont bien connues grâce aux gravures qui en étaient tirées pour être offertes aux dignitaires du Sacré collège et du royaume de Naples. La première machine était incendiée le soir de la remise du tribut, la seconde la nuit suivante, prélude à des festivités appréciées de tout Rome. Or, sur la gravure de la procession, figure la « prima macchina » dessinée par Le Lorrain en 1746. Pourtant, si l’on en croit la date portée sur la première gravure, le dessin représente la cérémonie de 1748 qui eut lieu après les vêpres le vendredi 28 juin, veille de la fête de saint Pierre et saint Paul. Plus qu’une description historique, ces deux gravures, dont la seconde scène fut donc préparée par notre dessin, traduisent le pittoresque de l’une des fêtes les plus marquantes de l’année à Rome.
En 1748, Jean Barbault était arrivé depuis peu à Rome, sans doute en février de l’année précédente. Élève de Jean Restout selon Jean-François de Troy, concurrent malheureux au Grand prix de l’Académie royale de peinture et de sculpture en 1745, il avait voyagé à ses frais et n’était pas pensionnaire au palais Mancini. Il participa pourtant à la fameuse Caravane du Sultan à la Mecque, mascarade turque faite à Rome par Messieurs les pensionnaires de l’Académie de France et leurs amis au carnaval de l’année 1748. Le directeur de l’Académie de France, Jean-François de Troy, lui commanda une série de vingt tableaux représentant ses camarades costumés qu’il peignit entre le printemps et l’automne. En parallèle, il donna deux gravures pour les Varie Vedute di Roma Antica e moderna publiées cette année-là par Fausto Amidei. En 1751, il peignit encore La Mascarade des Quatre Parties du Monde, immense cortège de plus quatre mètres de long évoquant une fête sans doute jamais réalisée (Besançon, musée des Beaux-Arts et d’Archéologie, inv. D.843.1.10) et entama sa fameuse série de petits tableaux de costumes italiens, souvent répétés.
Premières œuvres connues de la chronologie de l’artiste, ce dessin et les deux gravures représentant la Chinea portent ainsi en germe ce qui fit le succès de Barbault : une vision pittoresque du peuple et de la noblesse romaine, au quotidien scandé par les fêtes religieuses et les cérémonies solennelles dans un décor grandiose, bâti par les hommes et sculpté par les siècles.
Nicolas Lesur